MISSION USINE ALIMENTAIRE

 

Patricia Bover prit son envol dans un Un. Elle ignorait totalement vers quoi elle voguait. La traversée fut courte – quatorze jours –, ce qui lui plut. Elle fut stupéfaite lorsque les instruments lui apprirent que la minuscule et lointaine étoile la plus proche de son vaisseau était le bon vieux Soleil.

Un essaim de comètes, notre nuage d’Oort, l’entourait. Elle s’était amarrée sur un objet qui était de toute évidence un artefact heechee. Un grand artefact, qui plus est : elle estima sa longueur à deux cent quarante mètres. Il ne ressemblait à rien de connu.

Lorsque Patricia pénétra dans cet artefact et promena son regard à la ronde, elle comprit qu’elle était riche. Cet endroit était bourré de machines. De quelle nature ? Elle l’ignorait. Toutefois, il y en avait tellement qu’elle ne douta pas une seconde que certaines d’entre elles, et peut-être même beaucoup, valaient leur pesant d’or.

Ses rêves se brisèrent en miettes lorsqu’elle comprit qu’elle ne pouvait pas retourner sur la Grande Porte. Son Un refusait de bouger. Elle eut beau triturer les commandes, il demeura inerte. Non seulement il ne la ramènerait pas à bon port, mais il n’irait nulle part.

Patricia se trouvait coincée à quelques milliards de kilomètres de la Terre.

Cet artefact fonctionnait encore. Dans une section où elle ne se rendit jamais, il produisait toujours de la nourriture, un demi-million d’années après avoir été abandonné. Et cela, à partir des matériaux bruts des comètes elles-mêmes : carbone, oxygène, hydrogène et nitrogène, les quatre éléments de base composant le corps et le régime alimentaire humain. Si Pat l’avait su – si elle avait eu la volonté d’inspecter cet environnement –, elle aurait pu vivre là très longtemps. Mais pas assez longtemps pour qu’on vienne la repêcher, bien sûr.

Toutefois, elle ignorait cela. Elle savait seulement qu’elle était dans un sale pétrin et que toutes les chances étaient contre elles. Elle envoya un long message radio à la Terre, située à vingt-cinq journées-lumière, expliquant où elle se trouvait et ce qui se passait. Puis elle remonta dans l’atterrisseur et le propulsa dans la direction du Soleil. Elle avala ensuite une pilule Knock-out, se glissa dans le congélateur… et y rendit l’âme.

Elle ne se congela pas dans l’espoir de revivre un jour. De toute façon, il n’était guère probable que quelqu’un découvre son corps et tente de le ranimer. Du reste, personne ne le fit.

L’usine alimentaire n’était pas l’unique artefact heechee dans l’espace doublé d’un piège pour les imprudents. Il existait en tout vingt-neuf de ces vastes objets par-ci, par-là dans la Galaxie. On les baptisa « pièges pour pièces de collection ».

L’artefact sur lequel Patricia Bover connut un funeste destin n’était pas le seul qui continuait à fonctionner. On découvrit un autre parking pour astronefs, abandonné par les Heechees. Il orbitait autour d’une autre étoile lointaine ; presque aussi vaste que la Grande Porte, il fut appelé la Grande Porte Deux.

Puis il y eut le Coin d’Ethel.

Il fut découvert par une femme partie seule en mission : Ethel Klock. Ensuite, il fut redécouvert par un groupe de Canadiens dans un Trois blindé, et reredécouvert par un autre Un, piloté par un Irlandais nommé Terrance Horran. Les Canadiens découvrirent également Ethel Klock, car elle était toujours vivante lorsqu’ils arrivèrent. Et lorsque Horran arriva à son tour, il trouva tout ce petit monde. Par la suite, d’autres prospecteurs se joignirent à leurs prédécesseurs, car tous restèrent pris au piège dans ce parking céleste. Comme pour Patricia Bover, les traversées furent toutes des allers simples. Les commandes de tous les vaisseaux se bloquaient à l’arrivée.

Pas moyen de repartir de cet artefact.

Quel dommage ! Le Coin d’Ethel était en effet une merveille. Sur cet objet de la taille d’un vaisseau de croisière, il y avait des machines alimentaires, des générateurs d’eau et d’air, et même d’électricité. Le tout encore en état de marche après un millénaire. Les machines heechee étaient conçues pour durer. En outre, il y avait une foule d’instruments astronomiques intacts.

Les naufragés purent tout à loisir inspecter leur nouveau foyer. Ils n’avaient rien d’autre à faire. Les machines alimentaires leur procuraient la nourriture ; leur vie n’était pas en danger. Cette petite colonie autarcique aurait pu s’implanter si Ethel n’avait pas dépassé l’âge de procréer lorsque les Canadiens débarquèrent ou si les derniers arrivés avaient été des femmes.

Ils comprirent vite que le Coin d’Ethel était une sorte d’observatoire astronomique. Il orbitait à une distance d’environ mille U.A. (environ cinq jours-lumière) autour de deux objets assez spectaculaires. Si les binaires ne sont guère intéressantes, celle-ci était unique en son genre. L’une des deux étoiles était classique mais d’un type rare : une supergéante très chaude émettant des pulsations. Elle appartenait à cette catégorie jeune et violente appelée type F, et était encerclée d’un anneau gazeux très chaud, indiquant qu’elle n’avait pas encore atteint le stade de la maturité stellaire. Ce simple fait aurait pu valoir aux explorateurs une jolie prime. L’autre corps céleste, lui, était entièrement composé de gaz pas très chauds et présentait la forme d’un disque immense et presque transparent.

Plus les prospecteurs l’observaient, plus ils le trouvaient étrange. En principe, les étoiles forment des sphères et non des disques. Malheureusement, celle-ci était difficile à observer, même avec les instruments heechee. Pour l’œil humain, elle se réduisait à une pâle tache violette dans le ciel. Elle était trop froide pour émettre beaucoup de radiations. Les instruments heechee ne purent en déterminer la température exacte, ils n’étaient pas équipés de tables de conversion en degrés Celsius, Kelvin ou même Fahrenheit. Ethel estima au mieux qu’elle était peut-être de cinq cents kelvin, donc beaucoup plus froide que Vénus, ou même qu’une bûche brûlant dans une cheminée sur la Terre.

Ils s’aperçurent que la meilleure époque pour étudier cet objet était lorsqu’il occultait son compagnon de type F. Étant donné que le Coin d’Ethel orbitait en sens rétrograde par rapport au disque, ces éclipses se produisaient plus souvent que si l’artefact avait été stationnaire dans le ciel. Elles n’étaient tout de même pas fréquentes. Peu après son atterrissage, Ethel observa l’une de ces éclipses, alors qu’elle se trouvait encore seule. Elle observa la suivante en compagnie des Canadiens et de Horran, mais vingt ans plus tard.

L’histoire des prisonniers du Coin d’Ethel se termina bien, ou du moins pas trop mal. Les humains finirent par apprendre à piloter les astronefs heechee et à les faire aller là où ils le voulaient. Peu après, un groupe d’explorateurs sachant contrôler son vaisseau trouvèrent les cinq naufragés et les ramenèrent au pays.

Seulement, ce sauvetage eut lieu un peu tard. Ethel Klock avait alors soixante-dix-huit ans, et Horran, le plus jeune, approchait de la cinquantaine. Ils ne reçurent même pas leur prime scientifique. L’Autorité de la Grande Porte avait depuis longtemps cessé de les verser, pour la bonne raison que celle-ci n’existait plus.

De toute façon même s’ils étaient revenus plus tôt, leur récompense monétaire n’aurait pas été très élevée. Ce système binaire n’était pas une nouvelle découverte. Cette étoile s’appelait Epsilon Aurigae, et ses mystères n’étaient plus depuis belle lurette un secret pour personne. Ils avaient été percés à jour par les astronomes humains à l’aide d’instruments classiques lorsque le disque froid de ce système binaire était passé entre la Terre et sa primaire de type F, lors de l’éclipse de l’an 2000 après J.-C.

 

Plus de cinquante ans s’écoulèrent entre le jour où le premier prospecteur atterrit sur l’un de ces pièges et celui où le dernier fut découvert. Jusqu’à huit missions se retrouvèrent prisonnières de l’un d’eux. La majorité de ces souricières possédaient des usines alimentaires, soit sur place soit dans les environs, et dans ce cas, des vaisseaux automatiques faisaient la navette pour apporter les vivres. Les captifs ne mouraient donc pas de faim, et ne manquaient ni d’eau ni d’air. Mais parfois, ces agréments n’existaient pas, ou les machines étaient en panne. Tout ce qu’on retrouvait en l’occurrence était des vaisseaux heechee abandonnés et quelques cadavres desséchés.

Les heecheeologues finirent par penser que ces pièges servaient un but, voire plusieurs, mais lesquels ? Ils ne surent trouver les réponses. Aucun de ces artefacts n’était accessible aux habitants de planète. Sur les planètes inhabitées, il n’y avait aucun tunnel ni aucun trésor pouvant être trouvé sans l’usage d’un vaisseau spatial.

On eût dit une sorte de test d’intelligence posé par ces extraterrestres introuvables. Presque comme si ces Heechees avaient délibérément laissé des indices de leur existence, lorsqu’ils étaient repartis Dieu sait où. Mais même ces indices étaient difficiles à détecter. Aucune race intelligente ne les découvrit avant d’avoir su maîtriser une technologie au moins primitive des voyages interplanétaires.

Le premier qui effectua une expédition aller-retour sur une usine alimentaire ne fut pas un prospecteur de la Grande Porte. Patricia Bover n’effectua qu’un aller simple. Ceux qui battirent ce record arrivèrent dans une fusée chimique terrienne qui pénétra comme une toupie dans les confins du système solaire. Grâce à eux, les humains purent ensuite utiliser la nourriture heechee à base de carbone-hydrogène-oxygène-nitrogène (ou CHON.) pour résoudre les problèmes de sous-alimentation de leur planète.

Mieux encore, cette victoire se doubla d’une deuxième grande découverte. Cette expédition atterrit sur le plus grand artefact heechee jamais découvert. On le surnomma le Paradis heechee. Il avait deux fois la taille d’un paquebot, la forme d’une spirale (structure appréciée par les Heechees) et n’était pas inhabité. Il abritait les descendants de l’élevage d’australopithèques que les Heechees avaient monté à partir des spécimens capturés sur Terre, un demi-million d’années auparavant. Il abritait aussi un être humain, le fils d’un couple de prospecteurs qui avaient atteint le Paradis heechee dans leur vaisseau de la Grande Porte et qui y étaient demeurés prisonniers. Et il comprenait aussi les esprits stockés (mal stockés, il faut le préciser, mais les machines qui avaient effectué cette tâche n’avaient pas été conçues pour les humains, ces derniers n’ayant pas encore évolué lorsque ces machines avaient été construites) de plus de vingt prospecteurs de la Grande Porte contraints d’effectuer un aller simple.

Tout cela était formidable.

Plus que formidable, même. Pour la première fois, la technologie heechee était accessible. Enfin, les humains parvenaient à comprendre une partie de son fonctionnement… à la reproduire… et même à l’améliorer ! Ces trésors n’étaient pas que des miettes satisfaisant le démon de la curiosité des hommes de science, ou faisant la fortune de quelques découvreurs veinards. Ils apportaient une réelle amélioration de la vie pour tout le monde.

Mieux encore, le Paradis heechee n’était pas une station spatiale, mais un vaisseau. Un vrai. Immense. Assez spacieux pour transporter les colons humains en nombre appréciable et ouvrir ainsi une brèche dans la misère humaine. Trois mille huit cents émigrants par traversée et là, ils choisiraient leur destination. Et ainsi une fois par mois, indéfiniment.

Enfin, la colonisation de la Galaxie par la race humaine devenait possible.

À travers la Grande Porte
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